dimanche 18 octobre 2009

A propos de la « libération sexuelle »

Il y a quelques temps déjà, j'avais reçu cette note d'un ami à la suite d'une discussion que nous avions eu ensemble. J'avais envie de vous la faire partager... voici ce qu'il écrit :

Je tente d’analyser ma désaffection progressive (à partir de la fin des années 90) de la « scène » érotique parisienne (réseaux, lieux, médias) et plus généralement des pratiques sexuelles dites perverses.
Mon explication est centrée sur le fait que je me suis éloigné d’une « libération sexuelle » qui est devenue de plus en plus, au fil des années, banalisée. Avec le développement au grand jour du sex business, la dissémination de l’érotisme dans tous les secteurs de la communication et de la culture (mode, musique, arts, médias, etc.), et la multiplication des lieux spécialisés dans ce domaine (boîtes échangistes, clubs SM, et autres). Mona est bien placée pour faire le même constat que moi, elle qui a aussi a vécu ce mouvement de l’intérieur (avec Démonia, CRG, etc.) et qui en a fait un livre (« Tendances SM »).

Il y a une différence d’âge entre elle et moi (un peu plus de 10 ans), ce qui explique nos sensibilités différentes à cet égard. Elle est entrée sur la scène érotique au début des années 80, quand la « libération » était déjà un fait acquis. Alors que moi j’ai commencé à fréquenter ce monde et ces pratiques au milieu des années 60, quand le contexte était encore à la réprobation, à la répression et à la clandestinité. J’ai ensuite traversé toute la période de la « révolution sexuelle », de la fin des années 60 à la fin des années 70, avec l’exaltation de cette découverte que « tout est possible ». Mon grand investissement personnel dans cette affaire a donc à voir avec le plaisir de la transgression. De Sade à Freud et Bataille, via quelques autres, on sait le lien étroit qui unit le désir et l’interdit.

Mona me fait justement remarquer plusieurs choses. D’abord que la banalisation est toute relative : pour la grande majorité des gens, l’érotisme est encore une étrangeté et un tabou. Cette réalité est d’ailleurs ce qui permet aux « joueurs érotiques » de continuer à se croire, à se vivre, comme des « marginaux » si ce n’est des « rebelles ». On verra plus loin que, selon moi, il n’en est rien.
Ensuite que le plaisir érotique ne relève pas seulement de la transgression sociale, mais aussi de l’expérience personnelle : la « gastronomie » des fantasmes, la relation aux autres (partenaires), le registre des émotions (excitation, peur, etc.). Je suis bien d’accord sur ce point, d’autant plus que moi-même je n’ai jamais été un « militant de la révolution sexuelle » (il y en a eu beaucoup, tous plus ou moins héritiers de Gilles Deleuze). J’ai toujours vécu ma sexualité débridée dans une protection jalouse de mon individualité et de ma subjectivité, sans jamais chercher ni à me conformer à des modèles ni à « convertir » qui que ce soit.

Je suis bien d’accord avec ces remarques de Mona, mais il y a cependant quelque chose qui ne colle pas. Le basculement sociétal qui se produit dans ce domaine, précisément au tournant des années 70 et 80, modifie profondément la donne. Ce tournant, c’est celui de la société postmoderne libérale (sur le plan politique : entamé par VGE et accompli sous Mitterrand). Sur ce point je ne vais pas ici développer cette problématique(voir la thèse générale dans le livre « La société immédiate » de Pascal Josèphe, chez Calmann-Lévy, janvier 2008. Juste pour dire que ce modèle de société, à la différence des précédentes (y compris bien sûr les sociétés démocratiques, républicaines, etc.), met au centre de son fonctionnement et de ses valeurs la liberté individuelle, autour de quoi tout s’organise et à quoi tout doit se plier. Société de l’individualisme, du relativisme, de l’hédonisme – qui fusionne en quelque sorte les idéaux émancipateurs de la petite-bourgeoisie intellectuelle et les tendances lourdes de la marchandisation de la société. Le libéralisme postmoderne n’a rien à voir avec la fictive démarcation gauche/droite, il est au contraire la chose la mieux partagée entre ces deux « camps » politiques. On note d’ailleurs qu’il apparaît et étend son règne précisément depuis que cette démarcation gauche/droite s’effondre totalement (non pas en apparence, mais au fond) au profit d’un large consensus postmoderne (en France, le mitterrandisme a été l’élément moteur de la fabrication de ce consensus). J’en reste là sans m’engager ici dans le développement de cette thèse.

Toujours est-il que, nonobstant la justesse des remarques de Mona, ce n’est plus du tout la même chose de pratiquer une sexualité et un érotisme jusque là qualifié de « pervers » dans les conditions de la réprobation et de la marginalité ou dans les conditions, au contraire, où ces pratiques sont acceptées et même valorisées socialement et culturellement.
Pour au moins deux raisons :
La première que, dans un environnement réprobateur et répressif, l’engagement personnel et subjectif est beaucoup plus fortement marqué que dans un environnement tolérant et libéral. Dans le premier cas, il faut en quelque sorte « payer de sa personne » pour vivre une telle sexualité (difficulté à trouver des partenaires, clandestinité et risques légaux, nécessité d’inventer en permanence des ruses avec l’environnement). Celui (celle) donc qui se donne à son désir et à ses fantasmes est nécessairement dans l’authenticité. À l’inverse, aujourd’hui, on sait très bien que le champ de l’érotisme est littéralement envahi par des poseurs, des hypocrites, des intéressés, qui sont entièrement dans le show off sans aucun engagement subjectif. Je vois venir le jour où cela constituera un plus de mettre dans son CV qu’on fréquente régulièrement les soirées fétichistes !

La seconde raison tient à l’articulation qui se fait entre ceux qui pratiquent l’érotisme buissonnier par véritable goût ou par simple curiosité, et le monde des affaires, le monde marchand. Je tiens, et cela indépendamment des grandes leçons de Papa Marx, que la subjectivation et la marchandise sont foncièrement contradictoires (ce qui ne veut pas dire que l’une et l’autre ne peuvent pas coexister dans un même dispositif social). Or, l’ingénu (l’ingénue) qui, aujourd’hui, se lance dans les aventures érotiques, non seulement n’est pas conduit à y motiver et à y renforcer son engagement personnel et subjectif, mais au contraire il (elle) est conduit, par de multiples voies, réseaux, exemples, etc. à tenter de marchandiser ses pratiques, ses expériences et ses relations.
J’en sais quelque chose, puisque j’ai moi-même cédé à cette tentation à de multiples reprises en « faisant business » (petit, mais quand même…) de mes aventures, dans les médias en particulier. Mona a bien évidemment en tête le constat maintes fois fait dans notre petit réseau que le passage de « l’amatrice » à la « professionnelle » est d’une facilité déroutante, à tous âges et dans toutes les « spécialités » érotiques. Les nouveaux entrants, comme on dit dans le monde du business, sont très vite repérés pour leurs talents, et comme irrésistiblement attirés vers une forme ou une autre de professionnalisation, en tout cas de marchandisation (aujourd’hui même le cas de la jolie petite Lola, 19 ans, déjà sadomaso et fétichiste, encore amatrice mais sans doute bientôt professionnelle, a été le point de départ de notre discussion…).

Bien entendu il ne sert à rien, jamais, de se lamenter sur le temps qui passe et sur le « c’était mieux avant ». Il est plus positif de se positionner, ici et maintenant, par rapport à ces évolutions, dès lors qu’elles sont constatées et (un peu) comprises.
C’est ce que, pour ce qui me concerne, j’essaie de faire. En disant que je me garderai bien de devenir un militant du moralisme et de porter des jugements sur la démarche personnelle de tel ou telle. Mais en signifiant aussi que ce monde-là ne m’intéresse pas. L’érotisme que j’ai connu et pratiqué, intensément et pendant une trentaine d’années, était, au fond, non pas un hédonisme (« se faire plaisir ») mais une interrogation sur la Loi (la loi sociale et politique, mais plus profondément la loi morale et du désir). Dès lors que l’érotisme est désormais du côté de la Loi, du côté du modèle social, du côté de ce qui est encouragé et valorisé (sous réserve des inévitables grincheux archaïsants qui ont de moins en moins de pouvoir et d’influence), l’enjeu subjectif se dérobe dans la répétition (dans le meilleur des cas) ou dans la singerie (dans le pire des cas).

Je tiens à remercier Mona qui, autour d’un excellent couscous, m’a permis de clarifier quelques unes de mes intuitions (non définitives !) sur cette question.

Jean-Claude Baboulin

5 commentaires:

  1. Très beau et intéressant...je suis plutôt d'accord avec ce texte : à faire lire à Cl. par exemple...

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  2. Oui, ce texte résume bien la conversation que nous avons eu et aborde des questions intéressantes. Aujourd'hui la représentation et le travail sexuels se sont banalisés et il est en effet de bon ton d'avoir tenté des expériences libertines. Le contexte a beaucoup changé mais je ne dirais pas que l'érotisme est du côté de la loi, car l'érotisme est avant tout une expérience personnelle en lien avec l'autre (ou les autres)! Quant à la pratique érotique sadomasochiste, elle ne se réduit pas, à mon sens, aux tenues et aux accessoires ni même aux stages de bondage ou de bdsm...

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  3. Personnellement, j'ai attendu le troisième millénaire pour faire mon entrée sur la scène érotique. J'avais donc 25/30 ans. On peut juger que c'est une entrée tardive... Mais elle est le fruit d'un parcours où j'ai appris l'histoire de celles/ceux que je considère comme mes ainé(E)s. C'est à cela que je veux en venir...

    ... Quand je lis un tel texte, plutôt que de polémiquer (Tels les anciens et les modernes ?), je pense "devoir de mémoire". C'est parce que je connais (Un peu ?) l'histoire de la scène érotique de la deuxième moitié du 20e siècle, sans pour autant l'avoir pratiquée/vécue, qu'aujourd'hui, je profite de ce qui m'est donné. Cette histoire éclaire mes pratiques, alimente certains de mes fantasmes, me rend conscient de mes libertés.

    Ainsi, je sais bien que l'érotisme n'est pas (Ou très rarement ?) du côté de la Loi... Pour paraphraser Jeanne de Berg (Oups !), je dirais que l'érotisme est nécessairement sulfureux... J'ajouterais, simplement (Et même si je n'en ai pas la preuve), que les mines de souffre des années 1960/1980 ne sont peut-être pas celles des années 2000.

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  4. Je découvre votre blog très intéressant.
    Merci à vous.
    Je me permets de vous proposer un commentaire à ce dernier sujet.

    Cette note est belle et la pensée, très claire, suscite la réflexion.
    Je comprends qu'après 40 ou 50 ans de pérégrinations dans les milieux licencieux et érotiques, nommés plus tard SM ou BDSM, un certain recul et une certaine distance s'imposent d'eux-mêmes et que l'on trouve que la libération sexuelle actuelle manque un peu de saveur.
    Quelques remarques cependant.

    Cette libération n’est pas partagée par tout le monde, loin de là.
    Un certain monde du show bizz la mettent en pratique par mode, journalistes et publicistes s’en emparent et en usent au travers de ses stéréotypes sans en comprendre le sens.
    Soit.
    Cela ne veut pas dire que vous pouvez à ce jour tranquillement faire votre coming out sans pertes et fracas durables voire irrémédiables auprès de votre famille ou de vos amis.

    Je remarque qu’en parallèle de cette libération médiatique, se développe un puritanisme, souvent teinté de dangereuse religiosité, que je ne sais s’il faut le qualifier de rampant ou de galopant, mais qui est à mon sens très aliénant pour la personne humaine en général et pour la femme en particulier(et c'est un dominant qui parle pour lever toute ambiguïté).

    Donc sans être aucunement un prosélyte de dernière heure, je ne rejette pas et même je ne peux que me réjouir quand je vois quelques éclaircies dans le ciel des libertés individuelles en matière de sexualité, éclaircies dispensées par tel ouvrage ou par telle émission télévisée, il y en a quelques unes, qui laissent parler de véritables pratiquants.

    Comme j'ai été un peu long, je remercie ceux qui m’ont lu jusqu’ici. - rire
    Au plaisir.
    L

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  5. Wilfried, j'aime bien l'expression "mine de souffre"... et la remarque est juste :
    Les images et les références qui nourrissent les fantasmes sm se sont enrichies ces dernières années par de nouvelles icônes et par des symboliques qui méritent d'être décrites. Il y a aussi des formes d'expression nouvelles et donc, forcément des pratiques qui ont changé.

    L'idée du "coming out" abordée par Libertin m'incite à ne pas trop tarder, malgré les contraintes quotidiennes du moment, à vous raconter mes aventures madrilènes... à bientôt donc, et merci pour vos commentaires.

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